L'embourgeoisement de Bruxelles




Bruxelles en mouvements

n°246,  mars 2011


La « mixité » est une vertu cardinale à Bruxelles, servant de leitmotiv politique, d’outil de séduction par les promoteurs, d’argument tout prêt pour les journalistes. L’actuel PRD (plan régional de développement) est sans ambiguïté à cet égard : « Contrairement à la ville américaine, l’idéal de ville européen se fonde sur une mixité des fonctions et des populations. Cet idéal doit être cherché dans une ville capable de se renouveler et de créer une plus-value par rapport à l’attractivité de la périphérie ». Cette valeur est tellement cardinale que proposer de la discuter vous vaut ipso facto de subir la suspicion de n’être qu’un partisan du repli sur soi, de l’enfermement, du ghetto. Et le « débat » de s’arrêter là, avant même qu’il n’ait pu s’enclencher.


Mixer ! Mais pour quoi faire ?


Et s’il y avait pourtant matière à débattre ? Il faut pour cela qu’on veuille bien sortir de l’abstraction de discussions sur des « valeurs » détachées de toute réalité matérielle et de tout contexte urbain. De fait, on peut disserter à l’envi des effets du mélange ou du regroupement des catégories sociales ou des fonctions urbaines, pour aboutir à constater que « en elle-même, la mixité n’est ni bonne ni mauvaise, de même que les ghettos de pauvres ou d’immigrés ne sont en eux-mêmes ni bons ni mauvais. On peut en effet débattre longtemps des mérites respectifs de la mixité et des ghettos, on peut vanter les bienfaits du métissage et de l’ouverture à d’autres milieux sociaux ou au contraire souligner les risques de dispersion et de division que la mixité entretient au sein des classes populaires, on peut mettre en avant la solidarité de proximité que permet le ghetto et même le foyer de résistance qu’il peut constituer ou au contraire insister sur les problèmes que peut créer l’entassement dans des habitats surpeuplés — mais quel que soit l’intérêt de ce débat, il laisse de côté une question essentielle : qui prend part au débat ? Qui décide ? » [1] L’enjeu est bien là : donner du sens aux discours sur la mixité tels qu’ils sont portés et appliqués hic et nunc, pour en révéler le contenu politique et idéologique — de quelle mixité parle-t-on ? Qui doit-il « mixifier », quel quartier ? Et pour quoi faire ?

Du mix au filtre social


En matière de « mixité sociale », les choses sont claires : l’horizon des politiques menées à Bruxelles depuis la création de la Région est le «retour en ville» (ou le «maintien en ville») des classes moyennes. Il s’agit de convaincre celles-ci de venir «revitaliser» les quartiers centraux populaires, en y rénovant les maisons à l’aide de primes régionales, en y achetant de nouveaux logements «moyens» construits pour eux par la SDRB, en y fréquentant de nouveaux commerces branchés soutenus par Atrium, et en y payant taxes et impôts. En 2007, déjà, la Cour des Comptes faisait le même constat à l’occasion d’un bilan de la politique fédérale des grandes villes : « Les projets de logement ne bénéficieront probablement pas le plus aux catégories salariales les plus basses qui sont le plus mal logées. À ce propos, la création d’une mixité sociale est un objectif que l’on retrouve dans de nombreux projets. Dans la pratique, il s’agit souvent d’attirer les classes moyennes dans les quartiers défavorisés pour y créer une mixité sociale. Dans le cadre d’une politique axée sur les quartiers défavorisés, il faut prendre en considération les effets négatifs. Des augmentations de prix peuvent conduire à l’éviction hors de ces quartiers des titulaires de revenus faibles. Ces effets ne sont pas pris en considération pour le moment » [2].
La Cour insistait encore sur la nécessité de « prendre sérieusement en considération les effets négatifs de la gentrification » des quartiers populaires visés. Elle relevait même que, en matière de promotion de la mixité sociale, « il est rarement préconisé de promouvoir la mixité sociale dans des quartiers plus aisés ». Observation judicieuse qui permet de rappeler que, dans les villes occidentales, le degré de filtrage social est bien supérieur dans les « ghettos du gotha » que dans les quartiers stigmatisés comme ghettos de pauvres ou d’immigrés [3].

Infléchir les quartiers pauvres


Bien peu d’écho a été donné jusqu’à présent à cette recommandation de prendre au sérieux les effets des politiques menées au nom de la «mixité sociale» dans les quartiers populaires. Certains prônent plutôt l’exact opposé. A Molenbeek, par exemple, par rapport au projet Cheval Noir, projet public de reconversion d’un bâtiment industriel (les Brasseries Hallemans) en ensemble de logements et ateliers pour artistes. Fin de l’année dernière, l’Art Même, trimestriel édité par la Direction générale de la Culture du Ministère de la Communauté française, présentait le projet en ces termes : «Le projet joue sur l’ouverture, dans tous les sens du terme. (…) Mais l’ouverture est, surtout, à prendre dans un sens politique : il s’agit d’offrir au quartier un bâtiment phare, une nouvelle dimension identitaire. Cette dimension est tant formelle (le projet affirme sa présence jusque sur le canal, par une tour dont les formes affichent un caractère de ‘contemporanéité’ qui cadre particulièrement bien dans le paysage d’architecture industrielle qu’elle vient compléter) que programmatique, l’idée étant d’utiliser la vertu transformatrice de la présence d’artistes pour infléchir l’image du quartier. Dans ce sens, la gentrification est offerte comme une ‘fenêtre’ pour un quartier dont on dit qu’il se morfond dans ‘l’assistantialisme’ (sic). On comprend combien le succès d’un tel projet dépendra fortement, au-delà de l’architecture, du sens que prendra cette ouverture pour les habitants et les riverains » [4]. On comprend d’ores et déjà mieux le sens du titre de l’article : « Gentrification positive à Molenbeek ». Au nom d’une meilleure « mixité sociale », bien entendu.

Combattre les pauvres ou la pauvreté


Que faire alors ? D’abord changer les termes du débat, la façon dont les problèmes sont posés. Prôner la «mixité sociale» comme solution universelle, naturellement partout bénéfique, suggère en effet une définition particulière du problème, à savoir que riches et pauvres seraient aujourd’hui mal mélangés sur le territoire bruxellois — entre communes, à l’intérieur des communes, ou entre la Région et ses périphéries. Et si le problème n’était pas celui-là ? S’il était plutôt que l’écart entre riches et pauvres Bruxellois ne fait qu’augmenter depuis deux décennies ? Au point que, comme le mentionne le dernier Baromètre social de la Région, un enfant né en 2010 à Saint-Josse ou Molenbeek vit en moyenne trois ans de moins qu’un enfant né à Uccle ou Woluwe. Populations mal mélangées ou richesses mal distribuées ?


Notes

[1] Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, La mixité contre le droit. À propos des ambiguïtés des politiques de lutte contre les ghettos, Les mots sont importants, Editions Libertalia, 2010
[2] La politique fédérale des grandes villes. Examen des contrats de ville et des contrats de logement 2005-2007, Rapport de la Cour des Comptes transmis à la Chambre, Bruxelles, décembre 2007.
[3] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007
[4] L’Art Même, n°48, 2010, page 23 – article signé par Victor Brunfaut.

Article publié dans Bruxelles en mouvements
(n°246, 25 mars 2011),
le périodique d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB)





Pour les lecteurs ne connaissant pas la capitale de l'Europe – Votre capitale aiment à plaisanter les bruxellois en s'adressant aux européens -, le Labo précise -sans prétention et grossièrement- la situation bruxelloise.


Bruxelles, capitale de l'Europe présente encore la particularité d'avoir un centre ville où habite et se côtoie bon gré mal gré, les populations aisées, celles de la classe moyenne et sinon pauvres mais bien d'humbles conditions. Une promenade dans les petites rues environnantes de la Grande Place de Bruxelles, véritable joyau architectural de la Renaissance, cœur de la Cité, offre au regard des maisons de ville de la même époque dont certaines en ruine, d'autres abandonnées, des façades parcheminées par le temps, des arrières cours où s'entassent pêle-mêle voitures, poubelles sur fond de jardin abandonné. Bref, tout ce qui fait le charme d'une grande ville qui ne s'est pas entièrement donnée au tourisme, à la marchandisation et plus globalement au capitalisme. Peux-t-on trouver aujourd'hui, voire même imaginer ces situations dans les rues parisiennes jouxtant la Place des Vosges ?


Bruxelles centre, à une centaine de mètres de la Grand'Place
Bruxelles centre, à une cinquantaine de mètres de la Grand'Place
Bruxelles centre, ruelle donnant sur la Grand'Place

Bien évidemment, Bruxelles dispose de quartiers chics, où la mixité sociale se fait plus rare et où les constructions ont été entretenues avec soin. Mais, d'une manière générale, depuis des décennies, les classes aisées bruxelloises ont préféré s'établir dans certaines périphéries de la capitale, dans des cottages, vastes demeures luxueuses et résidences protégés par un majestueux environnement végétal ; et vice et versa, de quartiers ghettos dédiés aux plus pauvres composés d'immigrés où nul bourgeois ne risquerait de s'y aventurer.

Mais à la différence de Paris, certains quartiers historiques, proches de l'hyper centre-ville sont encore majoritairement habités par les classes populaires, et notamment celles issues de l'immigration formant un melting pot international où se croise, italiens, espagnols, africains, nord-africains, sud-américains, pakistanais, russes, polonais, roms, etc. Paradoxalement, l'immigration chinoise est faible ou en tout cas n'a pas formé une communauté établie dans un quartier ; une seule rue dans le centre ville, à ma connaissance, regroupe les commerces chinois. Pas d'excès d'idéalisation, car la cohabitation entre ces différentes communautés est difficile, parfois teintée de racisme social plus que racial d'ailleurs. En Belgique, le renforcement communautaire est très vigoureux, y compris pour la première immigration venue de l'Espagne et de l'Italie dont les membres, et leur descendance 2e et 3e génération incluse, privilégient encore l'emploi de la langue de leurs ancêtres. Le traiteur italien, par exemple, s'exprime en italien tout autant que les clients jeunes et plus âgés ; même chose dans les bars espagnols, ou les restaurants portugais, etc. De même pour la communauté musulmane, le nombre de femmes voilées, à Bruxelles y est plus important qu'en France.

L'arrivée au sein de la Communauté Européenne de nouveaux pays, et sans doute, la récente connexion tgv entre Bruxelles, Londres, Amsterdam, Paris et Cologne, seront à l'origine de profondes modifications dans ce qui était bien établis entre classes aisée et populaire. 


Nouveau quartier de la gare tgv Bruxelles Midi


Les lignes de démarcation entre les uns et les autres vont être progressivement brisées par ces nouveaux venus, à haut revenu, privilégiant les quartiers urbains centraux plutôt que la belle mais morne banlieue. A cela, il convient de noter un autre phénomène tout aussi important venant se juxtaposer : le phénomène loft. Car en effet, Bruxelles dispose encore d'une réserve importante d'anciens bâtiments industriels, d'activités, d'entrepôts, de bâtiments administratifs désaffectés. Leur transformation en loft concerne les classes moyennes qui investissent ainsi les quartiers populaires. Prémisse pour une colonisation plus massive telle qu'on peut l'observer à Amsterdam – à ce propos les investisseurs néerlandais, experts en la matière, s'intéressent particulièrement à Bruxelles-.

Anderlecht, quartier populaire à proximité de la gare tgv Bruxelles-Midi

En se promenant dans les rues populaires de Bruxelles, un vieil ami parisien osait la comparaison avec le Paris des années 1960, pour le tissu urbain chaotique mêlant anciennes activités, maisons de villes, immeubles modernes, les rues pavées défoncées et les rocades modernes, le stationnement informel, pour les formes architecturales différentes mais présentant les mêmes caractéristiques de décrépitude mais également pour cette mixité sociale, aujourd'hui disparue à Paris. D'ailleurs, il est un signe qui ne trompe pas, selon la rumeur publique, de plus en plus de français et notamment parisiens choisissent de s'établir à Bruxelles. Les loyers bruxellois, en effet, sont encore accessibles, mais sous cette nouvelle pression, la tendance est à l'augmentation.



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